Voici un témoignage de Christophe alias Christ Hope sur Internet. Il nous parle de ses rencontres avec des situations de pauvreté en France.

J’ai grandi dans une famille de 5 enfants, pas très unie puis divorcée, mais avec un confort matériel et un train-train quotidien. Une sorte de bulle. Je ne dirai pas pour autant que nous étions riches malgré les revenus confortables de mon père qui suffisaient à nourrir la famille, sans excès majeurs, et à payer une maison bien à nous.

Mon premier grand choc dans la vie, ce fut « assez tard », à l’occasion de mon service militaire. J’étais alors jeune gendarme auxiliaire, comme on nous appelait, dans un département rural proche de Paris. Lors d’un banal contrôle routier, j’ai été pour la première fois de ma vie confronté à la réalité de la pauvreté : l’automobiliste auquel je demandais de présenter « les documents afférents à la conduite et mise en circulation du véhicule » était sans âge, de même que son véhicule. Parmi les documents réglementaires faisait défaut l’attestation d’assurance. Il avait déjà le regard éteint et fuyant lorsque je l’ai fait s’arrêter, mais là… il touchait le fond. Il devait m’avouer non seulement ne pas être en mesure de me produire ce document, mais en outre m’en indiquer la raison : « je n’ai pas payé les derniers 70 francs du contrat ». C’est moi alors qui me suis décomposé, de même que mon chef de bord auquel je rapportais la difficulté. Qu’à cela ne tienne, la gendarmerie n’est pas qu’une force humaine sur le papier, et il le renvoyait alors vers son assureur pour arranger la chose dès que possible, nanti d’une amende le « couvrant » en cas de nouveau contrôle entre-temps (amende qu’il lui promettait d’annuler). Ce brave homme d’automobiliste est retourné dans le village sur le champ, plutôt que de poursuivre sa route. Il nous retrouva peu après, pour présenter la pièce d’assurance. Je ne sus jamais ce qu’il lui en avait coûté…

Pauvreté morale aussi, à l’image d’un brave homme, un homme simple, marié et père de deux enfants, conseiller municipal de sa commune, qui passait souvent discrètement devant mon bureau, si discrètement qu’il n’osait pas spécialement entamer la conversation, pour « ne pas déranger ». Un jour pourtant, le « bonjour » se prolongea par le fait de crever un abcès douloureux. Son passé, c’était un foyer où le père, alcoolique, mourut dans l’incendie accidentel de la demeure familiale, un père qui violentait femme et enfants dans ses délires éthyliques. Jusqu’au jour où mon brave homme, se muant en héros avec la vigueur de sa jeunesse adolescente, frappa son propre père pour protéger sa mère et sauver quelques liquidités des beuveries paternelles. Un brave homme dont les épreuves se poursuivirent, allant jusqu’à trouver et dépendre son oncle, lui aussi alcoolique, en passant par un salaire de misère, pour un emploi à temps plus que partiel (en tout cas loin d’être plus que parfait), et un fils apprenti, égoïste, gagnant plus que son père ! Misère de la solitude intérieure donc, et difficulté d’être « fort ».

Pauvreté affective également. Drame de la solitude sous toutes ses formes, de l’absence de communication, de l’empêchement aux rapports humains. Vous êtes-vous déjà quelque peu agacé, voire insurgé, de ce manque d’amabilité de la caissière de chez Leclerc, par exemple ? Quand vous la rencontrez hors de son lieu de travail, elle est pourtant aussi sympathique qu’une autre personne. Là seulement, elle prendra le temps qu’on ne lui laisse pas au travail pour parler avec autrui, au motif d’un taux de passage en caisse et de la rentabilité. Elle vous expliquera aussi, peut-être, que de CDD en CDD, elle n’a pas la possibilité de construire des projets, surtout avec des temps partiels, et encore moins du fait d’emplois du temps morcelés, empêchant tout emploi extérieur pour un revenu d’appoint. Misère affective, faute de rapports humains, faute de temps pour construire ou entretenir un couple, faute de moyens pour bâtir son avenir.

Pauvreté sociale enfin. A l’instar de la caissière, ou de la ménagère décrite par Florence Aubenas dans « le quai de Ouistreham », institutionnellement et socialement traînées, maintenues, plus bas que terre, il y a tous ces jeunes qu’on voudrait imaginer « seulement » dans les banlieues, mais qu’on trouve aussi dans nos campagnes plus ou moins isolées, et les faubourgs de villes moyennes ; jeunes sans emploi, sans diplômes, sans expériences, des « sans-sans » qu’on n’emploie pas, des fainéants et des vauriens condamnés à la débrouille, des jeunes qu’on ne regarde pas, ils n’existent pas. Pourtant, un jour, pour l’un d’eux, un messie est passé, offrant un travail, promettant des lendemains qui chantent ; comme il était fier et heureux de m’annoncer qu’il avait enfin trouvé du travail, comme commercial indépendant, qu’il allait pouvoir gagner des mille et des cents par mois en vendant des télécoms comme son interlocuteur, des revenus garantis à vie… Il y croyait, tellement il désespérait d’intéresser un jour un entrepreneur, et il y croyait si dur qu’il pensait que je ne voulais pas qu’il fût heureux quand je lui disais de faire attention, que ça puait l’arnaque, que l’argent ça ne se gagnait pas comme ça… Bref, misère du désespoir qui veut bien tout. Quelque temps plus tard, il revenait me dire : « t’as raison, c’est de l’arnaque ». Par la suite, j’ai moi-même été confronté ce genre de proposition alléchante, et j’en ai profité pour retourner contre ce renard son propre vice, la flatterie, à savoir le faire passer pour habile en me faisant passer pour imbécile (pour étayer des poursuites contre lui). Ces pseudo-entreprises ont des pratiques scandaleuses, qualifiables de dérives sectaires, si j’en crois le rapport de la MIVILUDES (mission de lutte contre les sectes) paru en 2007, du fait notamment du risque de coupure sociale suscité par un fort embrigadement et la culture de l’épanouissement par la réussite économique, nonobstant les avertissements des proches. La coupure avec le jeune évoqué, j’ai connu cela avant qu’il réalisât. Mais depuis j’en ai croisé un autre, qui ne m’avait pas habitué à des discours antisociaux voire racistes.

La pauvreté n’a ni sexe, ni religion, ni origine sociale, mais elle commence par l’indifférence que nous entretenons dans nos rapports à l’autre ; c’est l’idée de Joseph Wresinski, créateur de « Aide à Toute Détresse », ATD-Quart Monde. Lutter contre la pauvreté, c’est par conséquent commencer par donner une existence à l’autre, lui donner de la considération, par exemple avec un regard, un sourire, une salutation, un effort de compréhension s’il est bourru. C’est croire en lui et l’aider à croire en lui. Ensuite, pour citer Stéphane Hessel dans son nouvel ouvrage intitulé « Indignez vous », indignons nous, lançons nos appels à la vigilance, à la compréhension, à l’action collective et solidaire, à la réforme. Mettons nous à l’heure de l’hiver 1954 pour pousser avec l’abbé Pierre un cri d’indignation et mobiliser les énergies. Mais commençons par les petites chose : donner vie à autrui, gratuitement, comme Jésus qui « posa son regard sur lui ».

Christ Hope